CHUCK ♣ Beware.

HERE'S THE STORY

Le bureau était petit, exigü, et une femme d’une soixantaine d’années, les cheveux dorés, et des lunettes au bord du nez, m’attendait, assise dans un gros fauteuil de velours rouge. Aussi loin que je pouvais me rappeler, j’avais toujours été dans ce bureau le mercredi en fin d’après midi, pour déballer ma vie. Depuis une vingtaine d’année, Mme Sanders n’avait jamais bougé, mais aujourd’hui, la nouvelle ne m’inspirait que de la confiance. Elle semblait attentionnée, douce, comme l’aurait été une grand-mère avec le vrai rôle de grand-mère. Elle ne me connaissait pas, ce qui me paraissait alors être un réel bon point pour la suite. Elle m’invita à m’asseoir, me salua et me demanda si j’avais quelque chose de particulier à lui dire. Pas besoin qu’elle me pose de questions, je savais exactement de quoi j’avais besoin de parler ; ce dont personne ne savait un mot.
« Ma vie n’est pas parfaite, loin de là, mais j’ai toujours eu de la chanson, encore faut-il au moins accepter de le reconnaitre. Ma première veine dans la vie fut sans doute aussi ma plus grande perte, mais à chaque chose malheur est bon, comme on dit. Je n’avais que trois mois quand mes parents sont morts, et si ce fait m’a toujours causé de grandes interrogations, au moins n’ai-je pas eu à souffrir de leur mort ; on ne pleure pas les inconnus, comme disait ma grand-mère.
C’est elle qui est venue me chercher chez moi, après l’accident de voiture. Elle qui m’a ramenée à Bristol pour que je puisse y commencer une nouvelle vie. Elle qui m’a ramenée à mon grand père en lui redonnant une seconde jeunesse de nouveau père.
Bristol, je n’ai jamais connu que cette ville. S’il m’est arrivé de voyager en Angleterre, je n’ai jamais tenu bien longtemps loin de ma ville d’origine : elle représente mes repères, tout ce que j’ai de plus cher. Mes amis les plus intimes, ma vie passée, future. Je voudrais voyager dans d’autres pays, mais mes grands parents n’ont pas les moyens suffisants pour partir, et leur âge se fait sentir.
J’ai donc toujours grandi ici, mais je crois que ce qui m’y raccroche le plus aujourd’hui, ce sont surtout les gens. Peut être même surtout lui, en réalité, je ne sais pas. Je parle trop peut être ? Non, je continue.
On se connait depuis toujours. J’étais vraiment persuadée que notre amitié était indestructible, qu’elle survivrait à tout. Il n’y a jamais rien que j’ai fait qu’il a ignoré plus de quelques heures. Moi qui avait toujours rêvé d’avoir un frère, j’étais servie. Dès nos premières bêtises étant plus jeunes, j’ai tout de suite su qu’il prendrait une place importante dans ma vie. Mais aujourd’hui, j’ai tellement peur qu’il ne veuille en sortir si je… Si je décide de me confier. Jusqu’à quel point peut on avoir peur des gens en continuant à les aimer, comme l’amour le plus complet qui existe ? Trouver quelqu’un chez qui on aime le frère, l’ami, et l’homme, l’amant éventuel, le futur, le passé… Vous voyez ? »
La femme a écarquillé légèrement les yeux, et a hoché doucement la tête pour m’encourager à continuer. Je me suis mordue la lèvre, et j’ai attendu une minute avant de reprendre, de plus belle :
« Imaginez quelqu’un avec lequel vous avez grandi. Il vous a protégé, vous a appris les choses. Et un jour, du jour au lendemain, alors même que cette personne est sans doute la plus importante de votre vie, vous envisager de tout foutre en l’air parce que vos sentiments changent. Est-ce qu’il faut se contenter de ce qu’on a, sans se plaindre, ou est-ce qu’il faut tenter d’obtenir plus, quitte à tout perdre ? Est-ce qu’il vaut mieux vivre sagement et sans excitation, ou prendre des risques ? »
Elle a haussé les épaules, avant de m’encourager d’un geste de la main, en prenant des notes.
« Je ne sais pas quoi en penser… »
Je ne savais pas. C’était vrai. J’avais des amis, j’avais eu des copains, vécu des histoires d’amour, connu des sentiments envoutants lors des premières fois. Mais cette fois-ci, ça n’avait rien à voir. Je connaissais Kaeden trop bien pour tenter de risquer quoi que ce soit. J’avais trop peur des conséquences, et mon cerveau ne se demandait qu’une chose : pourquoi m’aurait-il choisi moi ? J’étais souvent nerveuse, voire mal à l’aise, quand on se voyait, parce que mon corps se tendait. Je savais ce que ça voulait dire, je n’étais pas stupide, je n’avais juste pas envie de foutre en l’air tout ce qui avait de l’importance pour moi.
Parce qu’une chose dont j’étais à peu près sûre, c’était que mon meilleur ami, mon grand frère, ne partagerait jamais de tels sentiments à mon égard.
La petite vieille a toussé, me sortant de mes pensées. Elle s’est éclaircie la voix, avant de déclarer, presque amusée : « Je crois que vous n’avez pas besoin de moi, Mlle… Brown. »
Elle s’est levée, m’a raccompagnée et m’a serrée la main, sans me redonner de quelconque rendez-vous.